D’où tu crois que tu fais la loi ici ? Tu vis ici à titre précaire uniquement parce que je te le permets ! Alors tu peux tout aussi bien te faire mettre à la porte.

« Roma, qu’est-ce que tu as fait de ma commode ? » Vika resta figée dans l’encadrement de la porte de la chambre, incrédule. Sa vieille commode en acajou, héritage de son arrière-grand-mère, avait disparu, remplacée par une sorte d’armoire minimaliste ultra-moderne.

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— Ah, ça ? — Romain ne leva même pas les yeux de son téléphone, vautré sur le lit. — J’ai viré tes antiquités. J’ai commandé du mobilier correct. Ça te plaît ?

 

Vika, luttant pour contenir sa colère, répondit calmement :

— C’était la commode de ma grand-mère. Un objet ancien, précieux. Comment as-tu pu te débarrasser de ça sans même me demander ?

— Allez, sois sympa, — Romain leva enfin les yeux, — c’était juste de la vieille camelote. Et c’est quand même plus joli, non ?

Vika se détourna en silence et quitta la pièce. Ce n’était pas la première fois que Romain disposait de ses affaires sans lui demander. En six mois de mariage, il avait l’air de penser qu’il avait tous les droits pour remodeler sa vie… et son appartement.

Tout avait pourtant si bien commencé. Ils s’étaient rencontrés chez des amis communs : son charme, son humour, son attention l’avaient conquise. Les belles déclarations, les rendez-vous romantiques, les bouquets sans occasion… Six mois après le début de leur relation, il avait fait sa demande en mariage ; Vika, portée par l’amour, avait dit oui. Leur mariage, simple mais élégant, avait été financé en partie par ses parents, qui lui avaient aussi offert son appartement pour ses vingt-cinq ans.

Le premier mois de mariage semblait parfait : Romain aidait à tout, prenait en compte son avis. Puis, petit à petit, il changea les choses : d’abord la table basse dans le salon, « pour mieux voir la télé », puis le canapé, puis il remplaça tous les luminaires qu’elle avait choisis avec soin par des dispositifs à détecteur de mouvement.

— Tu est d’accord si j’invite des potes ce soir ? — demanda-t-il un soir, alors que Vika préparait du thé, encore sous le choc du coup de la commode.

— Quels potes ? — demanda-t-elle, levant les yeux.

— Ben, Sergueï, Dimitri, Alexeï… Ça fait longtemps, on va boire une bière et faire un peu de console.

— Ce soir ? — fronça-t-elle les sourcils. — J’ai une présentation demain, je dois être préparée et bien reposée.

— Allez, fais pas ta rabat-joie, — Romain la prit par les épaules. — On sera tranquilles.

— La dernière fois, votre « tranquilles » ça a fini à trois heures du matin, — rappela Vika. — Peut-être un autre jour ?

— Vika, arrête de faire ta gamine, — répliqua-t-il, impatient. — J’ai déjà invité les gars, ils arrivent bientôt. Toi, tu restes dans ta chambre avec ton PowerPoint si on te gêne.

Sans attendre sa réponse, il quitta la cuisine, laissant Vika face à sa bouilloire et à son amertume. Devait-elle encore céder ? Encore se taire ? Combien de temps pouvait-elle tenir ?

Une demi-heure plus tard, la sonnette retentit. Vika entendit Romain accueillir ses amis, leurs cris de joie, le claquement de mains, bientôt suivi des effluves de pizza. Elle tenta de se concentrer sur son travail dans la chambre, mais la musique, les rires et les bouteilles qui s’entrechoquaient la submergeaient. Lorsqu’elle sentit l’odeur de cigarette, elle craqua et sortit.

Le salon était un chaos : cinq hommes, dont Romain, assis autour de la table basse couverte de bouteilles de bière et de boîtes de kebab, deux d’entre eux fumaient, cendres et mégots oubliés dans de vieilles canettes.

— Les gars, pas de clopes dans l’appart’, d’accord ? — Vika s’efforça de rester posée. — Si vous voulez fumer, allez sur le balcon.

— Oh, la maîtresse de maison est là ! — ricana Sergueï. — Roma, ta femme trouve que ça pue.

— Vika, laisse-nous, d’accord ? — Romain ne se tourna même pas vers elle. — Va dans ta chambre si on te dérange.

— C’est chez moi, hein, — Vika sentit sa colère monter. — Et j’ai dit : pas de clope ici.

— Allez, cool, — Romain finit par se retourner, l’air exaspéré. — Faites-vous plaisir, mais sur le balcon si ça la dérange.

Vika sentit ses joues s’empourprer. Romain ne lui avait jamais parlé ainsi, surtout pas devant du monde. Quelque chose craqua en elle ; elle rebroussa chemin vers la chambre et claqua la porte.

Elle n’arrivait plus à travailler : les mots se brouillaient sur l’écran, et le vacarme provenait toujours du salon. À onze heures du soir, la fête battait encore son plein : elle prit une décision. Sortant à nouveau de la chambre, elle se planta dans l’embrasure de la porte du salon.

— Les gars, il se fait tard, — dit-elle d’une voix claire. — J’ai une réunion tôt demain, et j’aimerais que vous terminiez la soirée.

Romain, rouge d’alcool, la dévisagea avec irritation.

— Vika, pourquoi tu gâches tout ? On vient à peine de commencer !

— Je t’avais prévenue, — répondit-elle. — J’ai une présentation importante.

— Allez, détends-toi ! — intervint Sergueï. — La nuit est jeune ! Joins-toi à nous.

— Non, je veux dormir avant demain, — s’énerva Vika. — Et je vous demande juste un peu de respect, dans mon appartement.

— Notre appartement, — corrigea Romain. — Oublie pas que j’habite ici, moi aussi.

 

— Je sais que tu y habites, — répliqua Vika. — Mais ça ne te donne pas le droit d’organiser des bringues jusqu’à l’aube quand je te demande de ne pas le faire.

— Ne me donne pas d’ordres, — s’emporta Romain en se levant, vacillant. — J’ai le droit d’inviter qui je veux, quand je veux.

Un silence pesant s’abattit. Les amis de Romain échangèrent des regards gênés. Dmitri se leva.

— Roma, ça suffit, on ferait mieux de partir…

— Oh que non, — répondit Romain, méprisant. — La fête n’est pas finie.

Vika le regardait, sentant son monde s’écrouler. Ce n’était pas l’homme dont elle était tombée amoureuse : séduisant, attentionné… Six mois seulement qu’ils étaient mariés, et il la traitait comme sa gouvernante.

— Assez de ce cirque ! — hurla Romain, une bouteille à la main.

— Je peux te demander une chose ? — demanda Vika d’une voix calme, mais ferme. — Pourquoi tu penses être le maître ici ? Tu vis « à mes crochets », seulement parce que je t’y ai invité. Et je peux aussi te faire sortir d’un coup d’un seul !

Le visage de Romain se décomposa puis s’emplît d’une rage folle.

— Ah non ! — il avança brusquement vers elle.

Sergeï intervint :

— Roma, du calme, on va régler ça à l’amiable.

— Lâche-moi ! — Romain secoua l’épaule de son ami, furieux. — Elle me rabaisse devant vous, ma propre femme !

— C’est toi qui me rabaisses, — répliqua Vika. — Tu fais de ma maison un taudis, tu jettes mes affaires, tu me parles comme si j’étais ton employée !

— Je suis ton mari, pas un locataire ! — s’emporta-t-il, frappant le mur. — Tout est à nous, selon la loi !

— Non, — dit Vika en croisant les bras. — Cet appartement était à moi avant le mariage et restera à moi après.

— Après ? — Romain sourit méchamment. — Veux-tu divorcer pour une simple fête ?

— Peut-être bien, — répondit Vika. — Parce qu’il y a des comportements inacceptables.

Romain fit un pas de plus, presque la touchant. Ses yeux étaient durs comme de la pierre.

— Écoute bien, ma chère, — cracha-t-il. — C’est moi le patron ici, et je ne partirai pas. Si tu crois pouvoir me mettre à la porte, tu te mets le doigt dans l’œil. Je suis inscrit ici.

— En fait, non, — répliqua Vika. — Tu repousses sans cesse la démarche d’inscription en mairie. Tant mieux, finalement.

Romain pâlit. Il se tourna vers ses amis, cherchant un soutien muet.

— Vous entendez ça ? Elle a tout prémédité !

— Non, je n’ai rien prémédité, — souffla Vika. — Juste soulagée qu’on n’ait jamais fait ta fiche.

Dimitri prit la parole :

— Roma, allons-en, ce soir n’en vaut pas la peine.

— Nullement, — grogna Romain. — C’est chez moi, j’y reste !

— C’est chez moi, — répéta Vika. — Maintenant, vous allez tous partir. Tout de suite.

— Tu ne peux pas me faire sortir ! — cria Romain. — Je suis ton mari !

Vika sortit son téléphone.

— J’appelle la sécurité, — dit-elle calmement. — Ils arriveront en cinq minutes.

Romain la regarda, tétanisé, tandis que ses amis se levaient en silence.

— Allez, Romain, on y va, — l’invita Sergeï. — Ce n’est pas la peine de traîner.

— Vous ne comprenez pas ? — Romain secoua la tête. — Elle me chasse de MA maison !

— Elle n’est pas la tienne, — soupira Vika. — Et elle ne le sera jamais. À demain, quand tu seras sobre.

Ses amis partirent sans un bruit, laissant Romain seul devant la porte fermée à clé.

Vika appela aussitôt son serrurier, qui arriva en quarante minutes. Pendant ce temps, elle rassembla les affaires de Romain dans des sacs poubelle.

— Situation délicate ? — demanda le serrurier, posant son trousseau de clés neuf.

— Mon mari… enfin, bientôt ex-mari, — répondit-elle sobrement.

Le serrurier hocha la tête et termina son travail sans un mot.

Tandis qu’elle s’installait dans son fauteuil, un verre de vin à la main, Vika regarda la ville s’illuminer. Elle envoya un message à ses parents : « Je dépose les papiers du divorce. Ne vous inquiétez pas, je vais bien. »

Un nouveau départ commençait.

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