« Vika, aie un peu de conscience », rugit son mari, « pourquoi ma nièce doit-elle te demander la permission pour venir ou partir quand elle veut ? J’exige que tu traites cette jeune fille avec respect ! Tu l’accueilles toujours avec une mine renfrognée, tu comptes combien de syrniki elle engloutit. Et aujourd’hui, Ania m’a dit que tu ne lui as pas donné trois mille roubles ! N’as-tu pas honte ? »
La famille Serkov se préparait à dîner. Vika mettait la table pendant qu’Alexeï, tout juste rentré du travail, se détendait devant la télévision. Le téléphone sonna : Alexeï jeta un œil à l’écran, sourit et répondit d’une voix douce :
— Allô, ma petite Anetchka ! Comment vas‑tu ? Quoi ? Elle t’a dit ça ? Elle t’a vraiment dit ça ? Je vais lui parler, ne t’inquiète pas !
En entendant ce prénom, déjà usé à force de réitérations, Vika leva les yeux au ciel. Bien sûr, voilà que ça recommençait ! Son cher mari allait monter sur son cheval préféré et lui faire la morale. Mais qu’avait‑elle donc fait de mal ? Elle souhaitait simplement vivre en paix !
Et c’est exactement ce qui se passa. Alexeï termina sa conversation sur le balcon, reposa le combiné et bondit dans la cuisine.
— Encore ?! s’exclama‑t‑il. Tu recommences ?
— Elle s’est plainte ? » ricana Vika. « Oui, je l’ai mise dehors. Ta nièce est une petite singe insolente et sans vergogne. Pourquoi vient‑elle s’incruster chez nous ? »
— Arrête de médire sur Ania ! le réprimanda son mari d’un ton grave et menaçant. « Et ne t’avise pas de l’insulter ! »
— Je ne médite pas, rétorqua Vika, j’en ai juste assez que mon appartement soit le passage obligé de ta nièce, Alexeï ! Elle a dix‑sept ans, elle devrait se tenir mieux ! Elle ne comprend pas qu’avec ses visites elle trouble notre tranquillité !
Ces disputes devenaient de plus en plus fréquentes dans la maison des Serkov. Tout le monde en avait assez, mais le couple ne parvenait pas à trouver un terrain d’entente ni un compromis satisfaisant.
Alexeï et Viktoria s’étaient mariés cinq ans plus tôt, par amour ; Vika ne doutait pas de la sincérité des intentions de son futur époux. Mais une fois la lune de miel achevée, l’amour ne suffit pas toujours et il fallut du temps pour s’adapter l’un à l’autre. Leurs tempéraments étaient aux antipodes : lui, du soir, incapable de démarrer avant dix heures du matin ; elle, lève‑tôt, déjà debout avant le lever du soleil. En revanche, elle vacillait d’épuisement dès vingt heures passées, bâillait pendant les films et rêvait de finir sa soirée au lit.
Elle s’endormait souvent devant la télévision, ce qui blessait Alexeï : pourquoi ne pouvait‑elle pas regarder un film jusqu’au bout ? Pourquoi cette manie de s’écrouler dès qu’elle posait la tête sur l’oreiller ?
Ils mirent du temps à se faire l’un à l’autre, puis naquit Katia, leur fille tant désirée. Les trois premières années furent un tourbillon de joies et de tensions : Vika croulait sous les tâches ménagères, demandait de l’aide à son mari, qui rechignait à s’occuper de leur fille :
— Elle pleure après cinq minutes ; je ne sais pas m’y prendre, je manque d’expérience, expliquait‑il.
— Moi non plus je n’en ai pas, s’énervait Vika, mais j’y arrive ! Tu crois que je ne mérite pas un peu de repos ? Je suis à la maison vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre !
Quand leur fille eut trois ans et commença la maternelle, Vika songea à reprendre le travail :
— Je tourne en rond en congé maternité ; j’ai besoin de m’aérer !
Alexeï, lui, redoutait de la voir partir : Vika gérait la maison à merveille et cuisinait divinement : soupes, rôtis, salades, pâtisseries… même sa belle‑mère, elle‑même excellente cuisinière, admettait qu’elle avait trouvé une rivale de taille.
— Tu as de la chance, mon fils : apprécie ta femme ! lui disait Irina Pavlovna, la mère d’Alexeï, en goûtant un morceau de charlotte.
Alexeï savait qu’il avait eu de la chance : Vika était intelligente, belle, douée pour tout ce qu’elle entreprenait et créait une atmosphère chaleureuse partout où elle passait. Des détails comme des serviettes en lin à la lavande, des rideaux brodés à la main ou des napperons décoratifs métamorphosaient l’appartement.
Quand Katia grandit un peu, Vika se consacra entièrement à la maison : tout brillait, leur petite fille courait le soir vers son père en clamant combien elle aimait découper des flocons de neige pour le sapin. Seule l’envie de Vika d’acquérir une indépendance financière venait troubler cette harmonie.
L’appartement appartenait à la grand‑mère de Vika, qui, en proie à la maladie, avait insisté auprès d’un notaire pour léguer son bien à sa petite‑fille, l’année précédant le mariage. Les parents d’Alexeï et ses deux sœurs, Galina et Nadejda, accueillirent Vika à bras ouverts ; Galina, scientifique, enseignait à l’université et n’aimait guère parler de mariage, tandis que Nadejda, femme au grand cœur, avait refait sa vie après un premier mariage, emmenant avec elle sa fille Ania — l’infortunée cause de tant de conflits chez les Serkov.
Ania, belle enfant rousse aux yeux curieux, élevée sans parcimonie, continuait à se comporter comme si le monde lui devait tout. Elle suçait l’argent de son oncle et cela irritait Vika :
— Tu as ta propre fille, Alexeï, lui reprochait‑elle, et tu achètes un téléphone à Ania pour quarante mille ! Ses parents gagnent bien leur vie, et son beau‑père est un homme d’affaires !
— Katia est encore petite, je la gâterai plus tard, répliquait Alexeï, pourquoi tu fais toujours des histoires ?
Vika ne comprenait pas pourquoi il ne voyait pas le mal : qu’y avait‑il de mal à gâter une nièce ? Mais « du mal vient aux malveillants », et plus Ania vieillissait, plus les conflits éclataient. Vika, propriétaire du logement, se sentait légitime ; elle enviait la familiarité de la nièce, son insolence permanente.
Deux ans auparavant, éclata le scandale des boucles d’oreilles : les petites ailes en argent offertes à Vika par sa grand‑mère, qu’elle chérissait particulièrement, avaient disparu de son écrin. Vika exigea qu’on les rende ; Ania, hautaine, en avait prêté une à Katia, « mais l’autre est tombée, la fermeture était défectueuse », déclara la jeune fille.
Vika voyait rouge : « Prendre mes affaires sans demander ! » cria‑t‑elle à son mari, qui minimisa : « Ce ne sont que des boucles anciennes, rien à voir avec celles que je t’ai offertes à notre anniversaire ! »
Trois jours de silence s’ensuivirent. Vika téléphona à Ania pour exiger la restitution des deux boucles ; la nièce n’en ramena qu’une seule en arguant qu’elle ne valait pas grand‑chose…
Plus tard, alors qu’elle berçait Katia, malade, Ania surgit encore à dix heures du soir, prétextant le froid et exigeant une pizza et même la permission de passer la nuit ; Vika craqua et assomma la visiteuse d’ordres, l’intimant de prévenir sa mère.
Le lendemain, la salle de bains ressemblait à un champ de bataille : Ania y avait passé trois heures sans essuyer les éclaboussures, laissant la brosse à dents de Vika sur le lavabo et le linge trempé sur le sol ; Vika passa une demi‑heure à tout nettoyer pendant qu’Ania s’empiffrait de syrniki, engloutissant plus qu’un homme ordinaire.
Avant de partir, la jeune fille quémanda deux mille roubles ; Vika refusa, expliquant qu’elle devait payer la maternelle. Ania appela son oncle, lui mit le combiné sous le nez et crut l’avoir gagné : Alexeï céda, à contrecœur, en promettant qu’Ania rendrait l’argent le soir même.
Le soir venu, Vika ignora cette promesse : Ania n’avait jamais l’intention de rembourser. Lorsqu’elle venanit frapper, Vika mit son téléphone en silencieux pour ne pas réveiller sa fille endormie et refusa d’ouvrir.
Alexeï, exaspéré, annonça qu’il ferait fabriquer une clé à sa nièce pour qu’elle puisse venir quand bon lui semblerait ; Vika rétorqua sèchement : « Tu lui remets les clés, tu peux commencer à faire tes valises ! »
Au bout d’une semaine, Vika prit son courage à deux mains et alla trouver Nadejda, la mère d’Ania. Ensemble autour d’un thé et d’un mannik encore chaud, elle expliqua délicatement son désarroi : « J’ai un petit enfant à la maison ; je ne peux pas laisser ta fille venir sans cesse ; je suis à bout de nerfs ! »
Nadejda comprit et promit de réprimander Ania, qui partira bientôt pour Moscou passer son concours d’entrée à l’université.
Réconfortée, Vika sortit avec sa fille, profitant du soleil de mars et du chant des oiseaux. Au retour, Alexeï s’excusa :
— Ma sœur m’a dit tout ce qui se passe. Pardon, je n’avais pas réalisé combien tu souffrais à cause d’Ania.
— C’était insupportable, répondit Vika. Je ne suis pas un meuble, j’ai besoin de respect, sinon je pourrais te quitter.
Alexeï prit sa main :
— Tu es un trésor ; je ne te laisserai jamais partir.
— J’espère que désormais règnent paix et harmonie chez nous, ajouta Vika. Je t’aime aussi, Alexeï ; prenons soin de notre foyer.
— D’accord. Et moi aussi, je parlerai à Ania, conclut‑il.
Nadejda et Alexeï tinrent leur promesse : Ania se fit moins insistante, puis partit étudier et ne revint plus déranger leur tranquillité.