« Tu as transféré mon appartement au nom de ta mère, et maintenant tu penses qu’avec quelques fleurs tu vas tout arranger ? » lançai-je, furieuse.

Un bouquet de trente et une roses blanches, délicatement ourlées de rose pâle, était splendide. Mes fleurs préférées.

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— C’est pour toi, dit André en me tendant les fleurs, un sourire penaud aux lèvres, comme un gamin qui espère racheter son erreur avec un bonbon.

 

Je restai figée, les yeux posés sur les fleurs. En moi, un ouragan de colère, de désespoir et de méfiance faisait rage. Dans les mains, je serrais l’extrait du cadastre : noir sur blanc, ma propre signature sur l’acte stipulait que mon appartement, acheté avant notre mariage, appartenait désormais à Ludmila Pavlovna Krotova, ma belle‑mère.

— Tu as transféré mon appartement au nom de ta mère, et tu penses qu’avec quelques fleurs tu vas tout arranger ? m’exclamai‑je, la voix tremblante de colère.

— Olya, voyons, posa‑t‑il le bouquet sur la table de chevet et tenta de prendre ma main, désolé. — C’est juste une formalité. Ça rassure maman.

— Ça rassure qui ? — relevai‑je les yeux vers lui. — Comprends‑tu ce que tu as fait ? Cet appartement, c’est MON domaine !

— Pourquoi tu cries ? passa‑t‑il une main dans ses tempes grisonnantes. — Ce n’est rien de grave. Tu sais combien maman s’inquiète pour l’avenir.

— Et quelqu’un s’est-il inquiété pour moi ?

Je me tournai vers la fenêtre. Au‑dehors, le printemps d’avril battait son plein : la concierge balayait la cour, les enfants des voisins faisaient du vélo, des vieilles dames papotaient sur des bancs. Une vie ordinaire. Mais pour moi, tout avait été renversé.

— Quand as‑tu fait ça ?

— Il y a un mois, murmura‑t‑il. — Olya, calme‑toi, on peut en parler…

— Un mois ? — m’indignai‑je en pivotant vers lui. — Un mois entier et tu m’as caché que tu donnais mon appartement à ta mère ?

— J’attendais le bon moment…

— Le « bon moment » pour me demander si j’étais d’accord ? Tu as préféré te taire ?

Il recula. Quinze ans de vie commune, et voilà comment tout avait basculé.

— Ma tante traversait des problèmes d’héritage… Maman s’inquiétait tellement, si jamais il lui arrivait quelque chose…

— Quel rapport avec mon appartement ? bégayai‑je. — Tu comprends que c’est MON appartement ? Je l’ai acheté seule !

— Ne dramatise pas. Nous sommes une famille…

Je fis un pas vers la porte.

— Où vas‑tu ?

— Chez le notaire. Je veux savoir comment on a pu faire ça sans mon consentement.

— Olya, attends !

Mais je claquai la porte derrière moi.

Au cabinet du notaire, une jeune femme aux ongles parfaits étala devant moi les documents et tambourina doucement sur son bureau pendant que je les parcourais.

— Voici votre signature, indiqua‑t‑elle sur l’acte de donation. — Tout est parfaitement en ordre.

Je fixai ma signature : elle me ressemblait, mais je n’avais jamais apposé ce papier.

— C’est un faux.

— Vous en êtes certaine ? releva‑t‑elle un sourcil. — Porter plainte pour faux est une affaire sérieuse.

— Je n’ai jamais consenti à transmettre mon appartement.

Elle haussa les épaules :

— Vous avez peut‑être mal compris ce que vous signiez. Juridiquement, tout est valide. Si vous pensez à une falsification, il vous faut déposer plainte.

Je ressortis du bureau la tête lourde et appelai mon amie Vera.

— Divorce, proclama‑t‑elle dès qu’elle m’eut écoutée. — Sans hésiter. Divorce et procès.

— Oh mon Dieu, Vera… Quinze ans ensemble.

 

— Et alors ? Veux‑tu être sans toit à cinquante‑trois ans ?

Je fermai les yeux. Mon téléphone vibra : c’était André. Je refusai l’appel.

— Olya, tu ne vas pas laisser tomber tes quinze ans de vie pour ça, ralenti‑t‑elle. — Que feras‑tu si un jour ta belle‑mère meurt avant lui ? Ou si ton mari décide de partir ? Tu seras sans rien !

— Il n’a pas l’intention de me laisser, répondis‑je machinalement.

— Comme il n’avait pas l’intention de s’approprier ton appartement ? Réveille‑toi, Olya. Ton avenir est en jeu.

Les larmes me revinrent. Je repensai à mon achat, dix ans plus tôt, après un premier divorce : ce deux‑pièces en bon quartier était mon accomplissement, ma forteresse, ma liberté.

— Que comptes‑tu faire ? relança Vera avec insistance.

— Je ne sais pas, avouai‑je.

Ma fille vint aussitôt après mon appel. Aline : le portrait craché d’André en version féminine : déterminée, franche, au tempérament affirmé. Trente ans, directrice de service dans une grande boîte, elle détestait l’injustice.

— Maman, c’est scandaleux, s’emporta‑t‑elle en arpentant la cuisine où je sirotais un thé froid. — Comment a‑t‑il pu te faire ça ?

— Je ne sais pas, soupirai‑je, écrasée. — Peut‑être pensait‑il vraiment bien faire.

— Bien faire pour qui ? s’insurgea‑t‑elle. — Pour sa mère, sans doute ! Elle l’a toujours mené par le bout du nez !

— On dirait que c’était son idée, suggéra Aline.

Je secouai la tête :

— Je refuse de croire qu’il m’ait trahie pour elle…

— Maman, dit‑elle en prenant ma main. Tu as cinquante‑trois ans : ta vie ne fait que commencer. Ne laisse personne, pas même un mari, te priver de tes droits.

Elle avait raison. Tant d’années à défendre mon indépendance, à construire ma vie. Et tout ça allait se volatiliser ?

La porte d’entrée claqua : André était rentré. À la vue d’Aline, son visage s’assombrit.

— Salut.

— C’est tout ce que tu as à dire ? s’emporta ma fille. — Après ce que tu as fait ?

— Aline, ça ne te regarde pas, dit‑il, las. — C’est entre ma mère et moi.

— Non, répondis‑je en levant enfin les yeux. — C’est unilatéral. Tu as décidé pour moi, et maintenant je décide pour moi.

— Que veux‑tu dire ?

— Je ne suis pas sûre de pouvoir continuer avec quelqu’un qui m’a trahie pour sa mère.

Il pâlit.

— Olya, tu délires…

— Non. Je refuse de me laisser effacer. Même si cela signifie finir seule.

Les jours suivants furent un brouillard : rendez‑vous chez des avocats, confidences à des amis, nuits blanches. André s’installa sur le canapé du salon ; nous ne communiquions presque plus.

J’établis un plan : d’abord, faire expertiser la signature pour prouver la falsification. Ensuite, trouver un toit temporaire : même en cas de victoire, le procès prendrait des mois.

Assise dans un café avec Vera, je pesais mes options :

— On pourrait louer, suggéra-t‑elle.

— Et si je vais à la datcha ? proposa‑t‑elle. — Tout y est.

Je réfléchis : notre datcha, un petit chalet à cinquante kilomètres, délaissé depuis des années, mais que j’aimais tant.

— Il fait froid là‑bas.

— L’été arrive. Tu tiendras deux semaines.

Ce soir‑là, je commençai à faire mes valises. André m’observait depuis l’encadrement de la chambre.

— Tu pars vraiment ?

— Oui.

— Olya, parlons-en.

— On a déjà parlé. Rien n’a changé.

— Je vais appeler maman, dit‑il soudain. Je lui demanderai de te rendre l’appartement.

Je m’immobilisai.

— Tu reconnais que c’était son idée ?

Il se tut.

— Pourquoi ? repris‑je. Pour qu’elle se sente maître ?

— Tu ne comprends pas…

— Non, c’est toi qui ne comprends pas ! Tu as choisi ta mère plutôt que moi.

Il baissa la tête.

— Je réglerai ça.

— Tu sais ce qui est le pire ? versai‑je en larmes. — Je ne te fais plus confiance. Jamais. Comment être sûre que tu ne referas pas la même chose ?

— Olya…

— Non. Je pars. Demain.

La datcha m’accueillit dans le froid et le silence. J’ouvris toutes les fenêtres et allumai le poêle. Vivre loin de la ville était étrange, mais… pourtant juste.

Une semaine plus tard, Aline arriva avec des provisions. En me serrant dans ses bras, elle me demanda :

— Comment ça va ?

— Je m’accroche.

Assises sur la véranda, nous buvions du thé. Elle me raconta que, finalement, André avait confronté sa mère pour récupérer l’appartement.

— Et elle ?

— Elle a répondu qu’elle ne le rendrait que si ton père divorce de toi, m’expliqua Aline, compatissante.

Je ris, amer, mais ressentis un soulagement.

— Tout est clair, dis‑je.

— Qu’est‑ce que tu veux dire ?

— Ce jeu a toujours été question de contrôle, répliquai‑je en caressant ma fine alliance. — Ni lui ni sa mère n’ont jamais considéré que j’avais mes propres droits. J’étais… juste une pièce de leur famille.

— Et maintenant ?

— Je tourne la page.

Le soir même, André appela :

— Olya, je me suis disputé avec maman. Comme jamais auparavant.

— Et alors ?

— Je lui ai dit que je te rendrais l’appartement, même si tu veux qu’on se sépare.

Je restai silencieuse.

— Olya, je t’aime… Je suis idiot, pardonne‑moi.

— J’ai besoin de temps, André. Beaucoup de temps.

L’automne à la datcha s’avéra étonnamment beau. Je trouvai un emploi au musée local, trois jours par semaine. Je repris le tricot pour vendre en ligne, et Aline créa ma page sur les réseaux.

L’appartement me fut rendu sans difficulté, mais j’y reviendrai plus tard, trop de souvenirs douloureux.

Un jour d’octobre, les feuilles flamboyaient, l’air sentait le feu de bois et les pommes. André se présenta à l’improviste, un bouquet de roses blanches à la main.

— Bonjour.

— Bonjour, dis‑je en le laissant entrer.

Il observa les lieux : en son absence, j’avais totalement transformé la datcha : rideaux neufs, meubles réagencés, tableaux aux murs.

— C’est chaleureux chez toi.

— Merci, répondis‑je en plaçant les roses dans un vase.

Assis sur la véranda, nous bûmes du thé et parlâmes de tout : son travail, mon musée, notre fille. De nous, pas un mot.

— Je suis divorcé, annonça enfin André.

— Je sais. Merci.

— Olya… y a‑t‑il une chance pour nous ?

Je le regardai. Cinquante‑cinq ans, la tignasse poivre et sel, des rides autour des yeux. Cet homme que j’avais aimé pendant quinze ans.

— Non, André. Tu m’as trahie. Aujourd’hui, je vaux plus que ça.

Il acquiesça, comprenant.

Quand sa voiture disparut au tournant, je sortis dans le jardin. Ma nouvelle vie ne faisait que commencer. Et dans cette vie, il n’y aurait pas de place pour la trahison. Même la plus jolie.

Quant aux roses blanches, je les laissai sur le perron : qu’elles apportent de la joie à quelqu’un d’autre. Moi, je n’en avais plus besoin.

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