« Larissa, allez, on pourrait aller chez la famille pour le week‑end de la Fête du Travail, non ? » supplia Kostik d’une voix plaintive.
« Jamais de la vie ! Ils vont encore nous faire payer la viande ! Ce sont vraiment des radins ! », répliqua Larissa catégoriquement.
« Allez, Lar, pourquoi rester à la maison ? Il fait un temps magnifique ! »
« Kostia ! »
« Au moins, promets‑moi d’y réfléchir ! »
« Bon d’accord, je vais réfléchir : de toute façon, tu ne me lâcheras pas… » céda Larissa.
Récemment, le frère de Kostia, Viktor, avait hérité d’un petit terrain de campagne avec une maisonnette d’été. La cabane était si exiguë qu’à deux, on y tenait à peine. En revanche, le terrain, malgré ses dimensions modestes, était plutôt spacieux.
Kostia insista aussitôt pour qu’ils aillent rendre visite à son frère.
« Pourquoi pas ? Puisqu’il a la datcha, qu’il nous invite à venir passer un moment », argumenta‑t‑il devant sa femme.
Après une courte discussion, Viktor et son épouse Alina acceptèrent de recevoir des invités, à une condition :
« Très bien, venez, mais prévoyez la viande vous‑même. »
Cette remarque piqua Larissa au vif, mais elle décida d’accepter. Elle était curieuse de voir les changements qu’avait subis le terrain depuis que son frère en était devenu propriétaire.
Comme elle le craignait, la visite tourna au désagrément. Viktor et Alina monopolisaient le barbecue et n’accordaient presque jamais à Larissa et Kostia le droit d’approcher la grille. En revanche, eux se régalaient sans retenue de la viande apportée par leurs invités, qui disparut en un clin d’œil – la famille n’eut droit qu’à une malheureuse portion et demie, qu’ils engloutirent immédiatement.
En revanche, Viktor n’avait pas lésiné sur la boisson : il avait sorti son meilleur eau‑de‑vie de campagne. Vers la soirée, les deux frères étaient tellement imbibés que Larissa dut ramener Kostia chez eux, tant bien que mal.
Après une telle « journée de détente », Larissa n’avait guère envie de retourner à la datcha familiale. Mais Kostia insista tellement qu’elle faillit céder.
C’est alors que le téléphone sonna. À sa grande surprise, c’était Viktor en personne :
« Venez pour la Fête du Travail ! Qu’allez‑vous faire en ville, sinon ? »
« On n’a pas encore décidé comment on va occuper le week‑end. »
« Eh bien, moi, j’ai décidé pour vous. Venez, ne refusez pas. »
Larissa crut un instant qu’il avait oublié de rappeler la condition de la viande, mais avant de raccrocher, il lança :
« Et surtout, n’oubliez pas d’acheter la viande. »
Dieu merci, pensa‑t‑elle, il est toujours aussi sain d’esprit…
Elle raconta l’appel à Kostia, qui se réjouit et la regarda, intrigué.
Larissa plissa les yeux et déclara avec malice :
« Tu sais, je suis peut‑être d’accord pour y aller. Et même pour m’amuser. »
« M’amuser ? Toi ? Tu détestes ma famille ! »
« Je ne les aime pas, d’accord, mais j’ai eu une idée quand Viktor a reparlé de la viande. »
« Laquelle ? »
« Et si on leur donnait une petite leçon et qu’on achetait la viande rien que pour nous ? Qu’ils sachent ce que c’est de rester sans brochettes ! », proposa Larissa, un sourire en coin.
Kostia réfléchit un instant, puis un large sourire victorieux fendit son visage :
« Eh bien, tu l’as dit ! Faisons‑le ! Voyons ce qu’ils vont dire. »
La décision fut prise. Larissa acheta la viande, la fit mariner dans un petit seau fermé, puis la rangea au réfrigérateur.
Le lendemain matin, ils prirent la voiture et partirent pour la datcha familiale. Le temps était radieux : un soleil éclatant, un ciel sans nuage, et l’air frais mettait du baume au cœur, même à Larissa. Elle se dit que, pour profiter du grand air et de l’herbe verte, elle pourrait bien supporter ses beaux‑parents ce jour‑là.
« Enfin ! Comment ça s’est passé ? » Viktor les accueillit à l’entrée, tout sourire.
« Parfait, pas d’embouteillages, et la route a été élargie, c’est tellement plus pratique ! » répondit Kostia.
« Les braises sont prêtes ! J’ai pris quelques bouteilles de vin », se réjouit Viktor en se frottant les mains. « Donnez‑nous la viande, alors. »
Alina sortit du chalet le vin et des gobelets en plastique, qu’elle disposa sur la table près du barbecue.
« Aujourd’hui, c’est nous qui sommes aux commandes du grill : on a apporté notre viande, mais uniquement pour nous », annonça Larissa calmement en désignant le seau que tenait Kostia.
« Comment ça, uniquement pour vous ? » s’étonna Viktor.
« C’est simple : on a décidé que chacun achète la viande qu’il consomme. »
« Étrange logique. Donc vous êtes venus les mains vides ! » s’insurgea Alina.
« Non, pas les mains vides : on a apporté de la viande, mais pour nous seuls », répliqua Larissa sans broncher.
« Si vous n’avez rien pris pour vous, on peut toujours vous dépanner. Mais juste quelques morceaux, vraiment », ajouta Kostia.
« On n’a pas besoin de vos restes. On se débrouillera avec des légumes. Et ne touchez surtout pas à notre vin ! » lança Alina, irritée.
« Vraiment dommage pour les braises… », grogna Viktor.
Larissa et Kostia se mirent à griller leurs brochettes, tandis que Viktor et Alina restaient à la table. Bouchée après bouchée, verre après verre, ils s’enivrèrent à leur tour. Bientôt, les deux furent endormis dans leurs chaises longues.
Larissa et Kostia terminèrent tranquillement leur repas, vidèrent les dernières bouteilles de vin puis décidèrent de faire une petite sieste dans le chalet. L’air frais et le ventre plein eurent raison d’eux : ils s’endormirent si profondément qu’ils ne virent pas Viktor et Alina se réveiller discrètement et rentrer à l’intérieur.
« Hé ! Réveillez‑vous ! Il fait nuit ! » appela Viktor en secouant son frère, mais celui‑ci murmurait à peine et se tournait sur le côté.
« Que fait‑on maintenant ? » demanda Alina à voix basse.
« Il fait trop froid pour dormir dehors. Pas d’autre option… »
« Et puis la maison est pleine. »
« On pourrait les traîner dehors… »
« Non, tu crois pas qu’on puisse soulever Kostia ?… »
« Tu as raison », conclut Viktor.
En haussant les épaules, ils se résolurent à quémander l’hospitalité d’un voisin.
Au lever du jour, Kostia se réveilla. Il n’avait pas dormi aussi paisiblement depuis longtemps. D’abord, il ne comprit pas où il se trouvait ; puis, en se remémorant la veille, il secoua doucement Larissa par l’épaule :
« Lar, réveille-toi ! On a passé la nuit ici par accident. »
« Ah bon ? Quelle heure est‑il ? »
« Tôt encore. Il faut qu’on se prépare pour rentrer. »
Dehors, le terrain était désert.
« Où sont-ils passés ? »
« Aucune idée. Si on a dormi dans le chalet, où sont-ils allés ? »
« On a dormi chez les voisins ! » surgit Viktor et, derrière lui, Alina.
« Pourquoi vous vous êtes levés si tôt ? »
« On n’a pas dormi : on attendait que vous dégagiez notre maison ! » tonna Viktor.
« Alors, heureux de vous reposer aux frais des autres ? » s’amusa Alina.
« Écoutez, est‑ce qu’on peut arrêter ces querelles familiales ? » soupira Larissa. « J’ai pris la viande pour nous seuls pour vous montrer que c’est injuste de nous la réclamer à chaque fois. Oui, on vient chez vous en invités, mais on aurait très bien pu apporter, disons, un gâteau pour le thé. Vous pensez vraiment qu’on viendrait les mains vides ? »
Viktor et Alina échangèrent un regard.
« Bon, d’accord, tu as peut‑être raison », balbutia Viktor en détournant le regard. « Je n’avais pas pensé que cette histoire de viande te ferait un tel effet. »
« Je ne suis pas en colère ; c’est juste que je n’ai plus du tout envie de revenir. »
« D’accord, on a compris… » conclut Viktor en balayant la main.
« On remballe ? » demanda Kostia.
« Dis… » hésita Viktor, « puisque vous êtes là, si on allait au marché ? Il ouvre tôt. On pourrait partager un bon morceau de viande et passer un vrai moment ensemble. »
« Excellente idée ! » s’écria Kostia.
Les deux femmes se regardèrent et esquissèrent un sourire. Il semblait que le conflit était définitivement réglé.