Tatiana contemplait distraitement les motifs de la tapisserie en regardant l’octobre s’abattre sur la cour humide. Les radiateurs n’étaient pas encore allumés et l’appartement était envahi d’une humidité glaciale. Ce deux‑pièces au deuxième étage de la vieille « Khroutchevka », hérité de sa grand‑mère Klavdia Ivanovna, avait toujours été pour elle un refuge paisible. Mais, au cours de l’année écoulée, quelque chose avait changé, imperceptiblement, et elle le ressentait plus vivement que jamais.
Un clic discret retentit dans le corridor :
— « Je suis rentré !» claqua la porte d’entrée, et Kirill déboula dans la cuisine en jetant sa veste trempée. « Il pleut des cordes, ce parapluie est juste bon à se trimballer… » Il s’affala sur le tabouret, le regard rivé à son téléphone, sans même saluer sa femme. Puis, levant les yeux, :
— « Qu’est‑ce que tu fiches plantée là comme dans un mélodrame ? Y a‑t‑il quelque chose à grignoter ? »
Sans un mot, Tatiana sortit du réfrigérateur l’assiette de boulettes d’hier et la posa sur la cuisinière pour les réchauffer.
Ils s’étaient mariés trois ans plus tôt, après six mois de relation : lui avait semblé l’homme parfait — sérieux, travailleur, sans mauvaises habitudes. Quand elle lui avait proposé de s’installer chez elle pour éviter les galères du loyer, il avait feint le doute, mais avait accepté. Aujourd’hui, il se comportait comme s’il avait toujours vécu entre ces murs.
— « Au fait, j’ai parlé avec ma mère », lança-t-il en feuilletant son fil d’actualités. « Tu te souviens qu’elle a bientôt un anniversaire important ? »
Tatiana haussa légèrement les épaules.
— « Jeudi, oui ; elle a mentionné ça la dernière fois. Je devrais acheter une carte… » murmura-t-elle, troublée sans savoir pourquoi.
Sa belle‑mère, Nina Petrovna, était une femme robuste et autoritaire aux principes inflexibles : veuve depuis longtemps, elle avait élevé seule ses quatre enfants, les plus jeunes encore étudiants. Elle ne tolérait aucune aide, par pure fierté, et vivait dans son village natal, à trois heures de train. Depuis leur mariage, elle venait souvent en ville, profitant du train régulier.
À chaque visite, c’était un véritable cauchemar : elle contrôlait tout, de la longueur des jupes de sa bru à l’organisation des placards. Au début, Tatiana avait tenté de concilier les choses, mais elle avait vite compris que tout qu’elle ferait serait sujet à critique :
— « Jamais tu ne fais la purée comme il faut : mes dents ne mordent plus des cailloux !»
— « Avec tes doigts de fée, tu ne devrais faire que de la paperasse », raillait-elle en la regardant découper maladroitement une carotte.
— « Tu m’écoutes ? » lança Kirill, agitant la main devant son visage.
— « Oui, oui… Et pour l’anniversaire de ta mère ? » finit par demander Tatiana.
— « Je l’ai invitée ici, chez nous, jeudi : soixante ans, ça se fête !» annonça-t-il, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
Le manche à soupe en main, elle s’immobilisa :
— « Chez nous ? »
— « Oui : ici ! Son propre logement à la campagne est exigu ; tu sais. Et on est près de la gare pour ses amis. »
— « Tu as décidé ça sans même me demander ? » lâcha-t-elle, posant le manche avec lenteur.
— « Pourquoi demander ? C’est ma mère ! » s’étonna-t-il ; « et tu es ma femme. Dix invités à tout casser. »
— « Dix ? » s’indigna Tatiana. « Où veux‑tu caser autant de monde ? »
— « On s’arrangera », répliqua-t-il. « Autrefois, on fêtait dans des granges… Un bon repas, les convives monteront sur la table s’il faut. »
— « Mais c’est notre appartement ! Tu ne pouvais même pas me consulter ? J’avais peut‑être mes propres projets ! »
Kirill repoussa son assiette avec irritation :
— « Quels projets ? Ta mère fête soixante ans une fois dans sa vie ! Pourquoi faire un drame ? Tu ne peux pas accueillir ta belle‑famille ? »
Il ne s’agissait pas de la famille : c’était la façon dont Nina Petrovna envahissait leur vie, et l’attitude complaisante de Kirill, qui lui faisait toujours porter le chapeau.
— « Très bien », souffla Tatiana entre ses dents : « Qu’elle vienne ! Mais l’organisation, c’est ton boulot. »
— « Bien sûr », ricana-t-il. « Je préparerai aussi à manger. Chez nous, c’est toujours la mère qui fait le repas. »
— « Je ne suis pas ta mère ! » s’emporta-t-elle. « Je ne suis pas obligée ! C’est ton idée, débrouille‑toi. »
Les deux jours suivants s’écoulèrent dans un silence tendu. Kirill faisait comme si de rien n’était ; Tatiana, malgré elle, s’attela au grand ménage, redoutant les reproches de sa belle‑mère sur la moindre poussière.
La veille du grand jour, elle rentra plus tôt du travail pour profiter un instant de la quiétude de son foyer. Dans le vestibule, elle aperçu les chaussures de Kirill ; visiblement, il était lui aussi rentré en avance.
« Oui, maman : il y aura de la place pour tout le monde, ne t’inquiète pas pour les cadeaux, on les stockera dans la chambre ; certains repartiront après avoir trinqué… » disait son mari au téléphone.
Le nœud dans sa gorge se resserra : « Certains ? Passer la nuit ici ? Jamais ! »
À son entrée, Kirill coupa court et posa son téléphone :
— « Tu es là ? »
— « Combien de personnes viennent ? » lança-t-elle directement.
— « Euh… » Il hésita : « Ma mère en attend une quinzaine. D’autres pourraient se joindre. »
— « Quinze ?! » Elle crut halluciner. « Tu plaisantes ? Notre appartement ne peut même pas accueillir dix personnes ! Qui va faire la cuisine ? »
— « Arrête de dramatiser », répliqua-t-il. « Ils viendront, trinqueront, mangeront, et la plupart repartiront. Qu’y a‑t‑il de si grave ? »
Elle le dévisagea, ne reconnaissant pas l’homme qu’elle avait épousé : un être capable de si peu de considération.
— « Mon avis, ça ne compte pas ? »
Il soupira :
— « Tant pis. C’est juste deux jours ! Soixante ans, on ne fête qu’une fois ! »
Elle comprit qu’elle avait déjà perdu la bataille.
Le soir, sa belle‑mère arriva, accompagnée de son éternelle amie Lioubov Stepanovna, une femme sèche aux lèvres pincées. Sans un mot de salut, Nina Petrovna s’étala dans la cuisine :
— « Kiriouchka ! Tu es si pâle ! Trop de travail ? »
Puis elle toisa Tatiana :
— « Bonjour, Tatiana. Tu ne ménages pas mon fils, on dirait. »
N’attendant même pas une réponse, elle prit possession des lieux :
— « Rien n’est prêt pour mon anniversaire ! Tant de monde, et pas une seule préparation. »
— « J’achèterai tout demain matin », proposa Kirill.
— « Acheter, d’accord. Et cuisiner ? Tu ? Rire ! Que Tatiana s’en charge, c’est son rôle ! »
Une fois encore, on parlait d’elle à la troisième personne, comme si elle n’existait pas.
— « Je ne peux pas nourrir quinze personnes », dit-elle calmement. « Il n’y a pas assez de casseroles, de vaisselle ni de place. Peut‑être faudrait‑il réserver un café ? »
Silence de plomb. Nina Petrovna pâlit, Lioubov Stepanovna shiftait sur place, mal à l’aise. Kirill, lui, la regardait comme si elle venait de commettre un crime.
— « Quoi, tu t’y opposes ? » cracha sa belle‑mère. « Je suis venue pour fêter mes soixante ans ! »
Puis, d’un ton sec :
— « Je veux parler en privé avec toi, Kirill. »
Ils disparurent dans la chambre, la laissant seule avec Lioubov. Quelques minutes plus tard, Kirill reparut, le visage tiraillé de honte et de détermination :
— « Maman est allongée. Très contrariée. »
— « Je suis désolée, mais je ne vois pas pourquoi je devrais organiser une fête pour quinze inconnus dans mon propre appartement. »
Se penchant vers elle, il murmura à voix basse :
— « Son anniversaire est dans deux jours ; tu ferais mieux de partir une semaine, maman ne te supporte plus. »
Tatiana n’en crut pas ses oreilles. Les mots moururent dans sa gorge tandis qu’elle quittait la cuisine pour s’enfermer dans la chambre, assise sur le lit, essayant de comprendre comment elle avait pu être chassée de son propre foyer pour faire place à des convives.
Cette nuit-là, elle ne dormit pas, repensant à ses efforts pour plaire : le premier repas de fête selon la recette de sa grand‑mère ; la taie d’oreiller repassée pour la chambre d’amis ; les plats lavés et relavés sous le regard critique de sa belle‑mère.
Lorsqu’elle s’éveilla enfin, elle entra dans la cuisine où Kirill sirotait son café :
— « Je ne te gêne pas », dit-elle, les yeux fixés sur lui. « C’est MA maison. Si tu veux une réception, loue un café, une salle, que sais‑je. Mais ici, il n’y aura pas de fête pour soixante ans. Point final. »
Il lâcha sa tasse et s’étrangla :
— « Tu délire, non ? C’est juste deux jours ! Tu pourrais faire un effort, bon sang ! »
Elle croisa les bras :
— « Et où je vais, d’abord ? Chez mes parents, c’est cinq heures de train. Ils sont malades… Tu le sais. »
Un silence tendu s’installa. Soudain, Nina Petrovna réapparut dans l’encadrement :
— « Vraiment ? » lança‑t‑elle, acerbe. « Tu gâches ma fête ? Je vais dire quoi à mes amis ? »
Tatiana respira profondément :
— « Je ne gâche rien : je refuse de partir de chez moi. »
Sans crier gare, la belle‑mère se détourna et quitta la pièce avec Lioubov, claquant la porte derrière elle.
Kirill, amer, la regarda :
— « Bravo ! Ma mère en larmes, ses amis arrivent, et toi, tu fais quoi ? Dans cette maison, on ne peut plus vivre ! »
Il s’empara de son manteau :
— « Je pars avec ma mère pour la journée », lança-t-il. « Peut-être qu’elle se calmera… »
La porte claqua. Pour la première fois depuis des mois, Tatiana sentit qu’elle avait pris la bonne décision.
L’appartement sombra dans un silence inhabituel : pas de télé allumée, pas de cliquetis de cuillère, pas de message sur le téléphone de Kirill. Elle observa la pièce : poussière et miettes enfin visibles, taches sur le sol. Sortant un chiffon, elle entreprit de nettoyer tout cela, trouvant un étrange plaisir dans ces gestes.
Les vingt‑quatre heures suivantes s’égrenèrent en corvées méticuleuses : grand nettoyage des fenêtres, changement du linge de lit, tri des vêtements inutilisés. Le soir venu, elle prépara un dîner pour une seule personne : juste la portion qui lui faisait envie.
Pour la première fois depuis longtemps, elle ressentit une paix profonde : plus de concessions à faire, plus d’horaires à respecter, plus de craintes de coups de fil intempestifs. Elle s’installa dans son fauteuil, un verre de vin rouge à la main et un livre qu’elle n’avait pas ouvert depuis des mois.
Le jour de l’anniversaire, elle n’appela ni son mari ni sa belle‑mère : un simple message de vœux, dénué de toute émotion. Sans réponse, bien sûr, et elle n’en attendait pas.
La vie reprit son cours : elle retrouva des amies, regarda ses films préférés sans se soucier du dîner du lendemain. L’absence de Kirill ne lui inspira ni angoisse ni manque : au contraire, un sentiment de légèreté et de liberté.
Quelques jours plus tard, dans son fil d’actualité, elle tomba sur des photos de la fête : Nina Petrovna rayonnait, entourée d’amis dans un petit café à la périphérie. Kirill, bras dessus bras dessous avec sa mère, souriait franchement : sans Tatiana.
Étonnamment, elle ne ressentit aucune colère : peut‑être avait‑il trouvé là le confort d’un monde où on ne lui demandait rien, sans compromis ?
Au troisième jour après l’événement, on frappa à la porte : Kirill rentra, l’air hésitant, une petite valise de sport à la main.
— « Salut…, » marmonna-t-il en ôtant ses chaussures. « Comment ça va ? »
— « Bien », répondit-elle, l’observant ranger soigneusement ses bottines. « Et toi ? »
— « Ça va… La fête était chouette, finalement. Le café était cosy, mieux que si c’était ici. »
Elle hocha la tête en silence.
— « Je me suis dit que maman avait un peu exagéré, et toi aussi… », poursuivit-il, hésitant. « Soixante ans, c’est pas tous les jours… »
Mais elle ne ressentait ni rancune ni colère, seulement une profonde lassitude.
— « Tu crois vraiment qu’on peut m’expulser de chez moi, puis revenir comme si de rien n’était ? » demanda-t-elle.
Il fronça les sourcils :
— « Je ne t’ai pas expulsée ; c’était juste une proposition… »
— « Je ne suis pas un canapé qu’on pousse pour faire de la place ! » lança-t-elle.
Piqué au vif, il frappa la table :
— « J’ai présenté mes excuses ! Qu’est‑ce que tu veux de plus ? »
— « Des excuses ne suffisent pas, Kirill. Tu n’as toujours pas compris où est le problème. »
Un silence lourd s’installa. Il la regarda comme pour la découvrir pour la première fois.
— « D’accord, je vais vivre chez Séréga quelques temps. Tu me laisseras rassembler mes affaires ? »
Elle acquiesça. Étonnamment, cette décision ne la peinait pas : au contraire, un sentiment d’émancipation la submergea.
Il ne partit pas immédiatement : il revint plusieurs fois chercher ses effets. Au bout d’une semaine, rien ne rappelait sa présence, si ce n’est une ou deux photos qu’elle rangea dans un tiroir.
Nina Petrovna appela une fois pour dire que son fils « n’en pouvait plus » et qu’il était grand temps de se réconcilier. Tatiana répondit poliment, mais confirma qu’elle ne céderait pas.
— « Kirill a besoin d’une femme qui l’appuie en tout », dit-elle calmement. « Moi, j’exige le respect de mes limites. Nous méritons chacun ce que nous voulons… mais pas ensemble. »
Sa belle‑mère laissa échapper un ricanement méprisant et raccrocha. Plus jamais elle n’appela.
Le divorce se déroula sans heurts : l’appartement était à Tatiana et il n’y avait presque rien d’autre à partager. Kirill se contenta de demander le retour du portable qu’il lui avait offert, et elle le lui rendit sans problème.
Parfois, le soir, assise dans son fauteuil devant les lumières de la ville, Tatiana se demandait s’il y avait jamais eu quelque chose de réel dans leur mariage : aimait‑il vraiment, ou cherchait‑il simplement un abri commode ?
Elle n’avait pas la réponse. Mais chaque jour, elle se sentait de plus en plus sûre : elle n’avait plus peur de la solitude, ni du silence de son appartement, ni de prendre seule ses décisions. Sa maison était redevenue sa forteresse, où elle pouvait être elle‑même, libre de tout désir ou exigence étrangère.
Six mois plus tard, elle croisa par hasard Kirill devant un centre commercial. Il avait changé : garde‑robe remise à neuf, coupe de cheveux moderne. À ses côtés, une blonde délicate au teint de porcelaine et aux joues rosées.
— « Salut », balbutia Kirill. « Je te présente Ioulia… nous sortons ensemble. »
La jeune femme sourit timidement et tendit la main :
— « Enchantée. »
— « Moi aussi », répondit sincèrement Tatiana.
Ioulia ressemblait à la jeune Nina Petrovna : mêmes traits, mêmes fossettes, même regard admiratif posé sur Kirill. Sa mère devait être ravie.
— « Comment vas‑tu ? » osa-t‑il.
— « Bien », souffla‑t‑elle. « Vraiment. Tout va bien. »
C’était vrai. Elle avait retrouvé son équilibre intérieur, appris à chérir son espace, sa liberté, son droit de dire « non ». Désormais, seuls les invités désirés franchissaient son seuil. Et plus personne ne lui suggéra jamais : « Pars une semaine ».