“Un billet pour la vie”

Dès que sa femme fut partie pour le sanatorium, Pierre Petrovitch convoqua un conseil de famille en urgence et dit aux enfants :

Advertisment

– Venez d’urgence. Nous avons un problème. Votre mère n’est pas elle-même…

Les enfants furent alarmés et répondirent aussitôt à l’appel.

 

– Papa, qu’est-ce qui se passe ? demanda la fille, toute émue dès qu’elle franchit le seuil, – où est maman ?

Pierre Petrovitch n’eut pas le temps de répondre, car le fils, depuis l’autre côté, ouvrait déjà la porte avec sa clé.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? Un incendie ? Un tremblement de terre ? lança-t-il avec mécontentement en enlevant sa veste, – on ne pouvait pas attendre quelques semaines pour discuter ? Nous allons célébrer le Nouvel An tous ensemble.

– Nous devons parler à l’abri de tout le monde. Enfin, plutôt à trois. Sans maman, murmura mystérieusement Pierre Petrovitch, jetant des regards autour de lui comme s’il craignait d’être écouté, – allez, entrez, il y a du thé sur la table et des tartes que maman a préparées avant de partir.

– Alors, maman est partie ? s’étonna la fille, – où est-elle allée ?

– Au sanatorium, répondit le père en grimaçant, comme si on lui avait forcé un morceau de citron dans la bouche.

– Pourquoi maintenant ? Est-elle malade ? insista la fille, – et combien coûte le billet ?

– Attends un peu, dit le frère en interrompant sa sœur et en s’adressant au père, – papa, explique-nous ce qui se passe ! Pourquoi nous as-tu appelés si loin ?

– Ce n’est pas si loin quand il s’agit du bien-être de la famille, répliqua vivement Pierre Petrovitch, – ce n’est qu’à quelques pâtés de maisons !

– Ce n’est pas la distance, papa, dit le fils d’un ton condescendant, comme s’il parlait à un enfant, – c’est juste qu’aujourd’hui, c’est mercredi, en plein milieu de la semaine de travail. Il fait hiver dehors : tu sais à quel point les routes sont mauvaises. Et puis, nous avons peut-être déjà nos propres plans. Et toi, avec ta « garde ». Alors, je te demande : quelle est la raison de nous déranger à un moment aussi inopportun ?

– Il y a une raison, mon fils, hocha Pierre Petrovitch la tête avec désespoir, – quelque chose ne va pas avec notre maman, et je ne comprends pas quoi exactement. Elle ne se comporte pas comme d’habitude. Elle dit n’importe quoi, agit de façon étrange. Je ne sais pas quoi faire…

– Papa, ne t’emballe pas ! s’exclama la fille, – j’ai déjà la peur qui me tremble à l’intérieur ! Dis-nous franchement ce qui s’est passé !

– Très bien. Je vais tout vous raconter. Mais une condition : ne m’interrompez pas. Je risque aussi de perdre le fil. D’accord ?

Les enfants hochèrent la tête en même temps.

 

– Tout a commencé quand maman a pris sa retraite, commença Pierre Petrovitch, – je pensais qu’elle resterait à la maison un mois, deux, et qu’elle reprendrait ensuite le travail. Pas dans son entreprise, bien sûr, mais quelque chose de moins exigeant. Mais rien n’y fit. Maman refusa catégoriquement de travailler. Elle dit qu’elle était satisfaite et que sa pension lui suffisait amplement. Je pensais que c’était juste une lubie passagère, qu’elle n’avait pas encore vraiment reposé. Pourtant, le temps passe et maman continue de rester à la maison. Et cela, pour quelqu’un d’aussi dynamique ! Dans sa jeunesse, elle ne pouvait pas rester chez elle, elle cherchait toujours un travail d’appoint, elle était comme une écureuil dans une roue. Et puis… Elle reste là, lisant des livres ou regardant des séries. Tout à coup, elle se souvient qu’elle savait tricoter. Et voilà : elle a acheté des tonnes de fils, des aiguilles de toutes sortes. Elle reste assise à tricoter. Tiens, regarde, elle a même un sac entier – ça ferait des chaussettes pour dix ans. Maintenant, elle s’est prise aux fleurs. Avant, il n’y avait qu’un cactus sur le rebord de la fenêtre, et maintenant ! Regardez : toutes les fenêtres sont encombrées de jardinières ! Je n’ai jamais vu autant de fleurs de ma vie ! Elle s’en occupe, elle en vient presque à les embrasser. Elle soupire, à tel point que, si l’une d’elles tombe malade, elle la soigne, se lamente… C’est dégoûtant à voir.

– Papa, s’exclama la fille, incapable de se contenir, – mais c’est merveilleux que maman se soit découvert une passion !

– Je t’ai demandé de ne pas m’interrompre ! gronda Pierre Petrovitch, – oui, de quoi en étais-je ? Ah oui ! Les fleurs ! À quoi servent-elles ?! Elle est partie au sanatorium – elle a ordonné à son amie de les arroser. Elle a tout planifié, jour par jour. Et ce sanatorium… Pourquoi, je te le demande, y es-tu partie ? Tu te reposes déjà presque toute l’année ! Et elle me dit : « J’aime la forêt, j’aime l’hiver, je veux respirer de l’air frais, m’éloigner du tumulte de la ville… » Et puis, elle est allée en banlieue : « Promène-toi – je n’en veux pas, respire – autant que tu peux ! Gratuitement ! » Non, non : elle a payé une fortune et est partie. Comme s’il n’y avait aucun autre problème : la voiture à réparer, les carreaux de la salle de bain qui se décollent, les toilettes à changer. L’argent manque cruellement, et elle – a acheté un billet ! Elle ne se serait jamais permis cela ! Moi, j’aimerais peut-être aussi aller au sanatorium, mais je comprends qu’il faut travailler, économiser de l’argent. Et nous aussi, on aimerait aider. Mais elle est fatiguée ! J’ai 68 ans et je travaille encore, et elle seulement 60 !

En somme, c’est le bazar dans la tête de votre maman.

Et, avant de partir, elle a annoncé qu’à partir de février, elle s’occuperait sérieusement de ses semis ! C’est un véritable cauchemar ! À quoi servent ces semis ? Vous ne plantez ni légumes, ni conserves. Et vous ne daignez même pas aider. Donc, c’est encore moi qui devrai me fatiguer au chalet. Je disais pourtant : vendons ! Non ! Vous voyez, elle prévoit de vivre là tout l’été. C’est-à-dire qu’elle n’a pas l’intention de reprendre le travail !

Voilà pourquoi, les enfants, je vous ai appelés. Il faut trouver une solution pour forcer maman à travailler. J’ai pensé à tout et à rien, mais je n’ai rien trouvé. Réfléchissons ensemble, pendant qu’elle n’est pas là. Ensuite, nous lui mettrons la pression, en quelque sorte : c’est soit, soit. Qu’en dites-vous ?

Les enfants restèrent silencieux.

Le premier à prendre la parole fut le fils :

– Je pense aussi que maman aurait pu travailler. Elle est dynamique, elle ne paraît pas du tout son âge. Et si elle ne veut pas, elle pourrait nous aider avec les enfants. Le petit est constamment malade : la femme ne sort jamais de son congé maladie. Mais est-ce que maman nous écouterait ? J’en doute. Elle a toujours fait ce qu’elle jugeait nécessaire. Non, je crois que je ne vais pas intervenir. Désolé, papa.

 

– Pour ma part, je pense que maman a raison, dit la fille d’un ton qui ne tolère aucune objection, – elle a travaillé dur toute sa vie, elle a tout à fait le droit de ne pas travailler. D’ailleurs, elle a travaillé non seulement à l’extérieur, mais aussi à la maison. Elle cuisinait, lavait, nettoyait. Elle lavait, remarquez bien, à la main ! Vous vous rappelez comment elle rinçait le linge sur le balai quand nous allions à l’école ? En hiver ! Rien que d’y penser, j’en frissonne ! Assez ! Elle en avait assez souffert ! Toi, papa, tu ne l’aidais pas vraiment à la maison, ou m’ai-je mal souvenir ? Je me souviens très bien comment elle revenait du travail, nous nourrissait, puis – s’occupait des devoirs. Et ensuite, elle restait près de la cuisinière. Nous nous endormions – elle était encore là. Nous nous réveillions – elle y était déjà. Et malgré tout cela – maman a acquis de l’expérience, c’est une vétérane du travail. Et sa pension – elle est hors pair. Alors, si elle ne juge pas nécessaire de travailler, elle a tout à fait le droit. Et qu’elle vive au chalet si elle le souhaite. Pourquoi pas ? Et toi, papa, il est aussi temps de mettre un terme à ton usine. On ne peut pas gagner de l’argent éternellement.

– Tu comprends bien des choses ! s’exclama Pierre Petrovitch, très en colère que sa fille ne soutienne pas son idée, – et avec quoi allons-nous vivre ?

– Vous avez tout ! De bonnes pensions. Et le chalet – vos légumes y seront désormais très utiles. Et, si jamais il manque quelque chose – nous aiderons. N’est-ce pas, petit frère ? demanda la fille en regardant son frère avec espoir.

Ce dernier hocha machinalement la tête. Puis il ajouta soudain :

– Bien sûr, nous aiderons. Mais vous devez juste vivre un peu plus longtemps…

Pierre Petrovitch poussa intérieurement un soupir : il ne s’attendait pas du tout à cela de la part des enfants. Il n’y avait tout simplement pas pensé. « Nous avons élevé de bons enfants », pensa-t-il, et une chaleur se répandit dans tout son corps…

Il resta silencieux un moment…

Puis il proposa :

– Et si nous appelions maman ? Tous ensemble. Qu’elle sache que tout va bien chez nous et qu’elle peut se reposer en paix…

Advertisment