Mme Hanh, professeure de littérature dans un collège d’une petite ville, vit seule depuis le décès de ses parents. Célibataire, elle pensait toujours que sa vie se suffisait à elle-même, rythmée par ses élèves, ses livres et les après-midi passés au soleil, à contempler la cour de l’école couverte de flamboyants royaux.
Un matin d’hiver de cette année-là, alors qu’elle rentrait du marché en passant devant la vieille pagode, elle entendit un faible gémissement. Cachés derrière un épais bouquet de bambous, deux nouveau-nés étaient enveloppés à la va-vite dans un chiffon élimé. À leurs côtés, un petit sac de toile renfermait quelques vieux vêtements et un bout de papier où l’on pouvait lire : « S’il vous plaît, si quelqu’un est assez gentil, prenez-en soin. Nous ne pouvons pas les garder. Désolés. »
Sans prévenir la police ni personne d’autre, Mme Hanh ramena les deux enfants chez elle, par réflexe. Elle les nomma Minh et Phuc — deux mots qu’elle associait à une vie lumineuse et paisible.
La vie devint plus difficile que jamais. Le maigre salaire d’enseignante ne suffisait pas à élever deux enfants en pleine croissance. Elle travaillait en heures supplémentaires, donnait des cours particuliers, vendait des gâteaux le soir et tapait des documents pour le service de l’éducation.
Mais elle ne se plaignait jamais. Les nuits où Minh avait de la fièvre, les matins où Phuc pleurait sa mère, elle les berçait tous les deux dans ses bras en murmurant :
« C’est moi, c’est moi, Hanh. Plus personne ne vous abandonnera… »
Le temps passa. Minh excellait en mathématiques, Phuc adorait peindre. Les deux garçons, obéissants et reconnaissants, savaient combien leur mère souffrait et redoublaient d’efforts à l’école. Bien qu’ils n’aient ni acte de naissance ni papiers en règle, Mme Hanh persévéra, démarchant chaque service, demandant de l’aide pour que les garçons puissent, comme les autres, suivre une scolarité normale.
En terminale, ils réussirent tous deux le concours d’entrée à l’université : Minh fut admis à l’Université des Sciences et Technologies, Phuc à l’Université d’Architecture. Mme Hanh était à la fois fière et inquiète :
« Quand vous partirez pour Hanoï, prenez soin de vous. Je ne serai pas là. »
Ils la quittèrent. D’abord, ils l’appelèrent une fois par semaine. Puis, peu à peu, les appels se firent plus rares ; il ne restait que des SMS pour lui souhaiter de bonnes fêtes et une bonne année. Elle se disait : « Ils ont grandi, ils sont occupés. »
Elle ne savait pas qu’un grand homme élégant, assis par un après-midi pluvieux sur un banc du parc près de chez elle, leva les yeux vers la fenêtre du deuxième étage — d’où la lueur des lampes de bureau de Minh et Phuc filtrait à travers les vieux rideaux — puis sortit discrètement son téléphone :
« Je les ai trouvés. Les garçons sont vivants. Elle les a élevés… »
Un matin de septembre, en quittant l’école, Mme Hanh aperçut deux inconnus qui l’attendaient. Ils lui présentèrent des papiers et une vieille photo.
« Nous sommes les parents biologiques de Minh et Phuc. Nous venons réclamer la garde et reconnaître nos enfants. »
Elle eut l’impression de ne pas entendre. Son cœur se serra.
« Vous… vous les avez abandonnés. Je les ai élevés depuis leur naissance. Et maintenant vous voulez les reprendre ? »
La femme resta muette. L’homme, lui, la regarda avec franchise :
« Nous étions trop pauvres pour les élever à l’époque. Mais maintenant nous avons une vie stable. Ce sont nos enfants. La loi est de notre côté. »
Ils repartirent en laissant une demande de confirmation ADN.
Une semaine plus tard, Minh et Phuc revinrent. Les revoir après presque un an fit éclater en sanglots Mme Hanh, qui les serra dans ses bras. Mais les deux garçons semblaient distants, détournant le regard.
« Maman… ce sont nos vrais parents. Ils veulent nous reprendre. Eux aussi… ils souffrent. »
Elle resta sans voix. Toutes ces années de démarches pour les inscriptions, de vieilles blouses portées et d’attente à la grille de l’université n’étaient plus que des souvenirs.
Deux mois plus tard, le tribunal donna raison aux parents biologiques. Les deux frères purent changer leur acte de naissance, reprendre leurs noms d’origine et emménager chez leur nouvelle famille.
Sans adieux.
Sans étreinte.
Même pas un regard en arrière.
Un après-midi tardif d’hiver, Mme Hanh rouvrit une boîte en bois pleine de vieilles photos. Son troisième anniversaire, avec un gâteau fait maison ; les deux garçons étudiant à l’ancien bureau ; la procession de lanternes de la Fête de la Mi-Automne…
La dernière photo la montrait, en retrait, observant silencieusement leur remise de diplômes, prise par un photographe improvisé.
« Peut-être qu’être mère… ce n’est pas seulement une question de sang. C’est un don de soi permanent, sans rien attendre en retour. »
Mme Hanh poussa un soupir, plia la photo et la rangea dans la boîte. Dehors, les premiers flocons tombaient. Dans son cœur, l’hiver était arrivé depuis longtemps…