Le jour au bureau commença comme d’habitude. Certains sirotaient leur café, d’autres regardaient déjà leur montre en comptant les minutes qu’il leur restait à passer au travail, et quelques-uns se lançaient directement dans leurs dossiers pour se faire bien voir de la direction. À ce propos, le patron de l’entreprise était Youri Timofeïevitch – un jeune homme impudent et arrogant que ses subordonnés méprisaient ouvertement, et dont ils inventaient continuellement de nouveaux sobriquets moqueurs.
«— Alors, notre perle du management a-t-il déjà rapporté quelques millions ce matin ?»
«— Tu parles ! Pour le moment, qu’il épargne au moins ce qu’on a…»
ricanaient les filles dans le coin fumeur.
On raillait Youri non seulement pour son comportement, mais aussi parce qu’il avait décroché son poste en épousant la fille du propriétaire de l’entreprise. À l’époque, le beau-père, Léonid Davidovitch, avait dû se résoudre à embaucher son gendre contre son gré, tant il avait d’abord été farouchement opposé à cette union.
Tous en avaient bien conscience, mais personne n’osait protester : chacun tenait à son propre poste et à son salaire sûr. Et puis, défier la hiérarchie ne menait jamais à rien de bon. Malgré tout leur ressentiment, ils reconnaissaient que Youri faisait preuve d’une ambition et d’une débrouillardise sans faille : il cherchait toujours à négocier les contrats aux conditions les plus favorables pour la société… à quoi, inexplicablement, ne succédait aucune véritable augmentation des bénéfices.
Youri savait pourquoi : il occupait son fauteuil de dirigeant « grâce à des piston », alors qu’il n’avait jamais eu à gérer une entreprise auparavant. Il pensait naïvement que diriger était plus facile que de se contenter d’exécuter des ordres, mais la réalité l’avait vite rattrapé.
Léonid Davidovitch avait créé la société dans les années 90 puis, usé par des années d’efforts acharnés, en était mort quelques années plus tôt. Tant qu’il était en vie, Youri restait discret et appliquait les directives, mais sitôt devenu chef légal, il se sentit pousser des ailes. Il n’imaginait pas à quel point son beau-père se trompait en lui transmettant l’entreprise qu’il avait bâtie de ses mains.
Sous la direction de Léonid, tout fonctionnait à merveille : le système était rodé et l’activité florissante. Mais Youri, lui, laissait traîner les salaires, dégradait la rentabilité… sans pour autant s’en soucier : l’héritage lui était tombé dans le bec trop facilement.
Sa médiocrité s’étendait aussi à la sphère privée. Il trompait ouvertement sa femme, Dasha, et lui donnait parfois des gifles. Elle, pourtant, ne se doutait de rien, même si son instinct lui murmurait que quelque chose clochait. Lui, de son côté, prétextait des négociations sans fin et un travail dévorant pour masquer ses escapades.
Un jour, une nouvelle employée fit son apparition : Zinaïda, la femme de ménage. À ce poste, personne ne prête jamais attention, mais Zina n’était pas une figure ordinaire : ses brûlures qui défiguraient la moitié de son visage arrachaient un pincement au cœur. On la regardait avec pitié, certains s’en détournaient, d’autres l’admiraient, mais tous chuchotaient à son passage. Elle était muette, incapable de se défendre face aux quolibets.
Le chef du personnel, sans trop se poser de questions, l’avait engagée sur recommandation de Dasha, la femme de Youri, qui avait obtenu qu’on crée un poste vacant pour elle. Zina s’était alors fondue dans le décor, tête baissée, exécutant son travail en silence.
Pour Youri, elle était invisible… jusqu’à ce qu’il remarque qu’elle passait plus de temps qu’à l’accoutumée dans son bureau. Les rumeurs de la « femme de ménage-espionne » parvinrent bientôt à ses oreilles et, d’abord flatté à l’idée qu’elle puisse lui vouer une admiration secrète, il se dit qu’elle était peut-être intéressée par lui. Connaissant son charme et son rang, certaines jeunes recrues avaient déjà tenté leur chance… toutes terminant licenciées après avoir cru aux promesses du directeur.
Un matin, Youri constata que ses papiers n’étaient pas exactement à leur place. Intrigué, il déplaça une des cendriers pour marquer sa position et revint le lendemain : la cendrier avait bougé. Quelqu’un fouillait dans ses dossiers ! Il installa alors des caméras de surveillance.
Le lendemain, fébrile, il visionna les images : Zina passait effectivement ses soirées à fouiner dans son bureau. Bouleversé, Youri pensa aussitôt la confronter, mais s’arrêta net : comment lui poser des questions, sachant qu’elle était muette ? Il n’en pouvait plus de curiosité ni de désir de la piéger.
Une idée diabolique lui vint : feindre de partir en fin de journée pour rester caché dans un local voisin, guettant l’arrivée de Zina. Lorsqu’il surgit enfin derrière elle, prêt à la houspiller, il hurla :
«— Alors, espionne, prise la main dans le sac ?!»
Mais la réaction de Zina fut tout autre : elle ne sursauta même pas, se contenta de sourire, retira sa perruque… Et Youri faillit s’évanouir : sous le maquillage reproduisant les cicatrices, il reconnut le visage de sa propre épouse.
«— Eh bien, sacrée coquine ! Tu comptais brader la boîte de mon père ? Ça ne se passera pas comme ça !»
Youri resta muet de stupéfaction, tandis que Dasha dévoilait son plan :
«— J’ai subtilisé et remplacé tous les documents : maintenant, tous les contrats sont à moi. Ne pense pas pouvoir te défausser : j’ai les preuves de ta malhonnêteté. Je ne te demande qu’une chose : tu dégages !»
Youri balbutiait des explications, mais Dasha l’interrompit :
«— Épargne-moi tes justifications ! Je veux ton départ immédiat !
— Si je ne pars pas…
— Tu seras publiquement débarqué par le conseil d’administration !»
Alors que Youri, fou de rage, se jetait sur elle, la sécurité fit irruption et le maîtrisa au sol. Dasha, elle, avait tout prévu : elle avait emporté un bouton d’alarme et pressé sur le champignon au moment opportun.
Allongé face contre carrelage, Youri éprouvait un étrange regret : pas de ne pas avoir joué franc jeu, pas d’avoir brisé la confiance de Dasha, mais d’avoir sous-estimé l’intelligence de sa femme. Il se disait qu’il aurait dû se montrer plus prudent en abusant de la crédulité d’autrui.
Dasha, seulement âgée de 25 ans, venait pourtant de démontrer une redoutable clairvoyance. Élève brillante, orpheline de mère depuis ses cinq ans, elle avait longtemps espéré trouver un homme sincère jusqu’à ce que Youri, avec ses manèges et sa douceur feinte, la séduit. Son passé d’enfant de foyer avait été un levier d’émotion que Youri n’avait pas hésité à exploiter, et Dasha s’était consumée d’amour… jusqu’à l’effondrement de son mariage.
Jamais elle n’aurait toléré encore longtemps la violence et l’infidélité de son mari, mais elle tenait à ce que l’entreprise de son père ne s’effondre pas. C’est pourquoi elle avait préparé sa revanche avec l’aide d’un ami maquilleur, qui lui avait confectionné cicatrices et perruque si réalistes qu’elle en était elle-même restée admirative.
Mis à nu et démis, Youri fut renvoyé avec perte et fracas et reçut les papiers du divorce le jour même. Dasha hérita légalement de l’entreprise et la remit rapidement sur pied, redonnant vie au rêve de son père. Par la suite, un ancien camarade maquilleur, devenu veuf après un tragique accident, invita Dasha à un rendez-vous : leur histoire naquit, sincère et prometteuse.
Peu après, Dasha annonça à son nouveau compagnon qu’elle était enceinte : elle s’apprêtait à bâtir une vie honnête, empreinte de confiance et de respect, à l’opposé de celle que lui avait si longtemps infligée Youri.